Les économistes et l'ESS

« L’économie sociale et solidaire, terra incognita des économistes ? » Telle est bien, en effet, une question que l’on peut se poser. Le Labo de l’ESS a voulu comprendre les raisons de cet inintérêt des économistes pour l’ESS. Il a confié l’enquête au journaliste Philippe Frémeaux. Ses résultats, oh combien intéressants, méritent d’être mis en perspective.

Dans les débats publics auxquels participent les économistes, et ils sont nombreux en cette période de crise profonde du capitalisme, l’ESS est le plus souvent aux abonnés absents. Afin de saisir les motifs de ce silence, vingt quatre économistes reconnus et « actifs dans le débat social » ont été interrogés. Parmi eux, et en dépit de leur très faible nombre, les économistes s’intéressant à l’ESS n’ont pas été oubliés. Bien que l’on puisse toujours discuter de l’échantillon retenu, et hormis ce biais assumé au profit des rares spécialistes de l’ESS, il nous paraît tout à fait représentatif de la profession des économistes.

Après une enquête par interviews et questionnaires, Philippe Frémeaux présente une synthèse des résultats de son enquête dans le dernier numéro de la Recma (n° 328, avril 2013)*. Ils sont de trois ordres.

Le premier résultat montre que les économistes ont une « connaissance spontanée » de l’ESS. Quand on les invite à en parler ou mieux à la définir, leurs réponses dévoilent tout le spectre de l’ESS, de la vision en termes de statuts à l’entreprenariat social. Selon nous, ce n’est pas une surprise et ce résultat est moins à porter au crédit des économistes qu’à la progression, ces dernières années, de la visibilité de l’ESS auprès de l’opinion publique. La création d’un Ministère délégué de l’ESS en 2012 en est une parfaite traduction.

Le deuxième résultat met en évidence le faible impact que les économistes accordent à l’ESS comme réalité économique. Pour Dominique Plihon, « son poids très faible fait qu’elle a plutôt une dimension de témoignage ». Ou, encore, pour Anton Brender, si « elle remplit une fonction positive, (elle) est très loin de ce dont aurait besoin au niveau macro-social ». Le contre point qu’offre la voix des économistes attachés à l’ESS en lui assignant un rôle de transformation sociale, est un peu l’arbre qui cache la forêt.

Toutefois, comme on juge des réalités en fonction des représentations que l’on s’en fait, c’est du côté de leurs théories que l’on doit chercher les causes profondes de ce peu d’intérêt que les économistes portent à l’ESS. Ceci fait l’objet du troisième résultat lui-même en trois actes. Tout d’abord, le silence des économistes sur l’ESS s’explique par la nature des hypothèses de base de leur théorie : pour l’économiste orthodoxe, la recherche de l’intérêt particulier comme la référence à la concurrence désherbent toute graine de l’ESS dans son champ. Ce que résume très bien Philippe Askenazy en affirmant que « la coopération est d’une certaine manière un non objet théorique. » Ensuite, les économistes dits hétérodoxes, héritiers plus ou moins bigarrés de Marx, de Keynes et des institutionnalistes tels Commons ou Polanyi, ne rencontrent pas davantage l’ESS. Daniel Cohen le fait d’ailleurs remarquer pour dédouaner de son silence la théorie orthodoxe. Jean Gadrey avance une grande part de l’explication : « les économistes n’envisagent la notion de solidarité que comme solidarité nationale, comme protection sociale, y compris les hétérodoxes. »

Enfin, un dernier élément est apporté, toujours par Jean Gadrey. Selon ce dernier, s’intéresser à l’ESS condamne à sortir du champ disciplinaire de l’économiste, qu’il soit orthodoxe ou hétérodoxe. A distance de la Nation, « les solidarités de proximité, le lien social […] tout cela n’a pas d’intérêt. Les économistes ne sont ni des géographes, ni des écologistes. La profession est dominée par des gens qui ne permettront que très rarement à des personnes s’intéressant à l’ESS, fussent-ils talentueux, de faire carrière. »

Paradoxalement, ce tableau très sombre ne débouche pas sur une fin de non recevoir. « A échanger avec nos interlocuteurs, conclut Philippe Frémeaux, nous avons plus eu le sentiment d’éveiller leur intérêt que de les confirmer dans leur indifférence. » Dans un contexte de crise du marché et de l’Etat, l’intérêt retrouvé des économistes pour l’ESS requiert de faire bouger les lignes afin que ces deux mondes ne se tournent plus le dos. Nous proposons d’esquisser trois perspectives à suivre ensemble pour y parvenir.

La première est l’introduction de l’ESS dans le corpus standard. Nous pensons, d’une part, à la microéconomie et, d’autre part, à l’économétrie. En proposant un cours de microéconomie morale et politique aux étudiants de Licence première année d’économie et de gestion, nous avons ouvert une piste à l’université de Paris Est Marne-la-Vallée. Cette microéconomie pluraliste intègre l’équilibre avec des firmes autogérées ou encore l’équilibre post-libéral avec altruité. Par ailleurs, l’effort entrepris de construction des données relatives à l’ESS doit être poursuivi dans l’objectif d’étudier ses réalités selon une approche quantitative et comparative. Nous y contribuons également. Ce faisant, la microéconomie et l’économétrie retrouvent une dimension politique et l’ESS une dimension scientifique.

La deuxième perspective est l’introduction de l’ESS parmi les hétérodoxies. Si la protection sociale est un objet privilégié de ces dernières, la prise en compte des mutuelles revêt un enjeu tout à fait essentiel ; tout particulièrement lorsque son étude porte au niveau mondial, là où elle est peu développée. Différemment, la voie de l’idéal-type, chère à Max Weber, peut être investie pour construire l’ESS comme un idéal-type d’économie. Enfin, le compte satellite de l’ESS ou la construction de nouveaux indicateurs de richesse incluant, par exemple, le bénévolat devrait pouvoir être des ingrédients d’une macroéconomie hétérodoxe.

La troisième perspective est celle de l’approche pluridisciplinaire de l’économie dont l’ESS a tout pour être l’un des principaux leviers. Comme l’enquête l’a mentionné, l’ESS fait déjà l’objet de nombreux regards disciplinaires. La recomposition de l’économie autour de l’ESS, en lui faisant reprendre le chemin de l’économie politique, ouvre la perspective du dialogue avec les autres sciences humaines et sociales. Plutôt que de revendiquer l’illusoire statut de science de la nature, l’économie avec l’ESS retrouvera le chemin perdu des humanités.

Hervé Defalvard

* La synthèse de l’étude est consultable sur www.lelabo-ess.org