L'ESS à l'ENA !

Le magazine des anciens élèves de l’ENA, « L’ENA hors les murs », a consacré son dossier de janvier-février 2012 à l’économie sociale et solidaire. Lorsque la haute administration se pose la question de l’ESS comme une voie d’avenir, cette première vaut le détour.

Si l’ESS gagne les hauteurs de l’ENA, c’est qu’elle a « le vent en poupe » comme l’écrivent F. Klein et O. Toche (promotion Copernic 2002) dans leur introduction à ce numéro, au point d’apparaître pour le « non spécialiste » comme une voie d’avenir dans un monde en crise. Le premier intérêt de ce dossier réside justement dans son abord de l’ESS depuis l’extérieur, par des anciens élèves de l’ENA, même si des spécialistes sont également mobilisés pour apporter leurs éclairages au sein d’un ensemble où les regards seront croisés. Dans cette introduction, s’il est rappelé que l’ESS a une histoire ancienne, que sa définition est à géométrie variable, que son avancée aujourd’hui fait débat parce qu’elle serait associée au recul de l’Etat, l’enjeu de l’engouement autour de l’ESS est situé ailleurs. En effet, ce dernier traduit des évolutions au sein de la société toute entière, au niveau des grandes entreprises comme de la jeunesse. Le diagnostic est alors remarquable : « Cette évolution récente vers plus d’attention au social et à la solidarité suppose de profondes remises en question. Mais c’est sans doute à ce prix que l’économie sociale et solidaire peut représenter une voie d’avenir ». Quelles sont ces remises en question dont on peut attendre une autre économie dont l’ESS deviendrait sinon l’alpha et l’oméga tout au moins le modèle ?

Avec sa longue expérience de la haute administration (promotion Croix de Lorraine 1948) et son engagement dans l’économie sociale et solidaire, Claude Alphandéry n’était pas le moins bien placé pour donner la feuille de route pour ces remises en question. Si des « myriades d’initiatives » ont eut lieu en France comme dans le monde, nées souvent de la société civile, ouvrant des voies nouvelles de production et de consommation, avec une forte implantation territoriale, Claude Alphandéry prévient : « elles resteront néanmoins fragmentées, marginales si les solidarités territoriales ne sont pas encadrées, soutenues, impulsées par des décisions politiques majeures sur l’emploi, le système financier, l’écart des revenus et des patrimoines, la démocratisation des pouvoirs, la protection de l’environnement ». Ces remises en question concernent l’ensemble de la vie économique et sociale. Elles se trouvent d’ailleurs déclinées par les 32 engagements du Pacte civique que J.-B. de Foucault (promotion Jean Jaurès, 1969) présente après en avoir initié l’idée.

Alors que ces changements, voire ces ruptures, devront trouver leur concrétisation au sommet de l’Etat avec une nouvelle politique, ils ou elles devront également être portés par la société dans son ensemble. Depuis l’économie sociale et solidaire, deux piliers peuvent être identifiés comme pouvant et devant être aussi bâtis dans l’autre économie afin qu’une arche les associe pour orienter différemment l’économie qu’elle ne le fut durant les trente dernières années. Deux spécialistes de l’ESS les ont mis en évidence. Pour Jean-Louis Cabrespines, président du CNCRES (conseil national des chambres régionales de l’économie sociale), nous devons garder à l’esprit que « l’ESS est consubstantielle de la démocratie dans l’entreprise ». Son rôle est de faire partager ce principe fondateur, « inscrit dans les valeurs de la République ». Pour Danièle Demoustier, MCF de sciences économiques à l’IEP de Grenoble, appuyant sa thèse sur les coopératives, dont le renouveau ne doit pas faire oublier l’histoire ancienne, l’ESS introduit dans l’économie et plus encore sur les marchés, la coopération. Qu’il s’agisse du marché du travail, du marché des capitaux ou encore du marché des biens et services, les coopératives y apportent depuis longtemps des règles coopératives en contrepoint de la seule concurrence, serait-elle libre et non faussée. Là encore, l’ESS devrait pouvoir être la locomotive  « d’une régulation socio-marchande » pour toute l’économie.

Dans la construction de cette nouvelle arche pour l’économie dont les deux piliers seraient la démocratie et la coopération, un secteur de l’économie offre une opportunité autant qu’il revêt un enjeu essentiel pour cette mutation. Comme le souligne J.-L. Bancel, Président du crédit coopératif, 60% de l’activité de banque de détail en France est réalisé par les quatre groupes coopératifs du secteur. Voilà bien l’opportunité à la condition, puisque « le statut ne fait pas la vertu », que demeurent « des coopérateurs engagés et rien n’est jamais acquis ». Une façon dont pourrait se traduire cet esprit de coopération dans le monde bancaire serait la facilitation de l’accès au crédit en partenariat avec les organismes de microcrédit, comme le réclame dans l’article suivant Michel Camdessus (promotion Alexis de Tocqueville 1960). Le financement de l’économie revêt un enjeu essentiel dans le passage vers cette nouvelle donne. C’est en tout cas le point de vue de Augustin de Romanet (promotion Diderot 1986). Son expérience à la tête de la Caisse des Dépôts et Consignation lui permet d’envisager de nouveaux indicateurs pour évaluer l’investissement socialement responsable et, ce faisant, opérer ce glissement de terrain amenant l’économie à muter : « Qu’est-ce que l’ESS ? La réponse découle de ce qui vient d’être dit. L’ensemble de l’économie peut devenir « sociale et solidaire », dès lors que l’on choisit d’investir, puis d’agir, selon les critères prenant en compte l’ensemble des facteurs qui concourent au bien-être social, dont la solidarité ».

Si l’ensemble de l’économie doit être mis en mouvement, cela ne se fera pas seulement par de nouveaux liens entre l’ESS et l’économie classique où la première deviendrait l’aiguillon de la seconde, mais passera aussi par une nouvelle alliance avec l’Etat. Nous l’avons vu, celui-ci est appelé à développer une nouvelle politique en relais des initiatives de la société civile dans les nombreux domaines qu’elle a investis. Mais cette nouvelle alliance concerne davantage les relations directes entre l’ESS et l’Etat à propos desquelles François Soulage, Président du Secours catholique, ouvre un débat qui veut prévenir le danger réel d’une économie sociale et solidaire devenant le cache misère du désengagement de l’Etat. Ce débat porte sur la solidarité publique dont la conception est à refonder sur la base d’une distinction à faire au sein de l’économie associative entre les associations relais de la politique publique et les associations complémentaires de la politique publique. Les premières concourent à l’intérêt général par le moyen d’une délégation de service public en ayant une obligation de résultats alors que les secondes répondent aux besoins qu’elles identifient de par leur proximité aux personnes dont les situations révèlent les carences de la politique publique globale. Elles ne peuvent avoir une obligation de résultat. Ici l’ESS revendique « de repenser le concept même de solidarité publique à travers les politiques de prélèvements sociaux ».

Sans être exhaustive, la lecture du dossier consacré à l’ESS par la revue des anciens élèves de l’ENA nous a appris que l’engouement pour l’économie sociale et solidaire, surfant sur les déboires du capitalisme financier et libéral, ne tracera demain une voie d’avenir qu’au prix de remises en question qui concernent l’économie, la société et l’Etat. C’est l’enjeu du fameux changement d’échelle au travers duquel l’ESS pourra devenir un modèle inspirant toute la société et dont ce dossier a permis d’identifier quelques uns des leviers. Pour conclure, nous en ajouterons un, certes modeste mais approprié au présent point de vue. En effet, dans les modules de formation que suivent pendant vingt quatre mois les élèves de l’ENA, celui en particulier sur les Territoires, nous suggérons qu’un cours d’économie sociale et solidaire soit introduit pour que démocratie et coopération leur apparaissent comme l’une des missions tout à fait essentielle des Territoires dans leur politique de développement économique.