Quelle économie des associations ?

Le rapport du groupe de travail « connaissance des associations » du Cnis, composé de Edith Archambault, Jérôme Accardo et Brahim Laouisset, constitue en la matière une somme et un chantier. Une somme dont la lecture du sommaire suffit à mesurer l’étendue (voir ci-après le document joint). Mais aussi, et surtout, un chantier auquel nous nous intéresserons plus particulièrement en suivant la ligne directrice du rapport qui privilégie l’analyse économique des associations.

Le rapport du groupe de travail du Cnis « connaissance des associations » est un chantier en un double sens. En tant, d’une part, qu’il livre de manière très précise l’échafaudage à partir duquel la connaissance des associations est actuellement construite, détaillant les données et les enquêtes qui en sont le support. Il souligne autant les progrès accomplis durant les trente dernières années que les limites et les insuffisances des outils utilisés. En tant, d’autre part, qu’il avance et hiérarchise un certain nombre de préconisations afin que la connaissance des associations progresse de manière significative à l’avenir. Dans l’un et l’autre cas, un même point de vue est affirmé qui met en avant l’étude du volet économique des associations tout en refusant de réduire celles-ci à leur seule dimension économique.

Le refus d’un tel réductionnisme est plusieurs fois rappelé. En introduction, il est écrit que « leurs poids économiques ne dit pas tout des associations et ne dit sans doute pas le principal. Les associations ont prioritairement un objet social autre qu’économique » (p. 7). C’est pourquoi les auteurs préfèrent la définition des ISBL (institutions sans but lucratif) du système international de comptabilité nationale (SCN 93) à celle donnée par son application aux pays européens (SEC 95) ; la première est plus neutre, « car l’association est créée pour réaliser un projet conforme à son objet social et non pour produire des biens et services » (n. 17, p. 10). Enfin, la valorisation monétaire du bénévolat ne veut ni ne doit « occulter son caractère de don et d’engagement » (p. 37). Si le rapport met en garde contre tout réductionnisme, il n’en privilégie pas moins la voie d’une connaissance économique des associations. Cette voie passe par l’appréhension des associations au moyen d’une notion économique, ce qui n’est pas sans poser une sérieuse difficulté.

En effet, note le rapport, « les associations soulèvent une difficulté : l’association est d’abord un concept juridique et à ce titre ne constitue pas un concept directement pertinent pour l’analyse économique » (p. 49). Le problème vient surtout qu’en l’occurrence les définitions juridique et économique des agents ne coïncident pas : « la définition juridique des associations, entièrement contenue dans la loi de 1901, ne contraint que très partiellement la logique économique qu’elles peuvent adopter, depuis une extériorité complète par rapport à la sphère économique jusqu’au seuil de la transformation en SARL » (p. 49). Le rapport propose alors de reconnaître les caractères propres de l’activité associative dans le champ économique, « démarche (qui) conduit à s’écarter des critères purement juridiques pour adopter une vue plus large et englober les associations dans la notion d’économie sociale. Ou plus précisément une partie d’entre elles : l’économie sociale n’est pas composée que d’associations, et toute association ne relève pas de l’économie sociale » (p. 49). Dans le chantier ouvert d’une analyse économique approfondie des associations, le rapport dégage selon nous deux grandes voies : celle macro-économique d’un compte satellite des ISBL et celle micro-économique du bénévolat. Nous laissons de côté d’autres voies envisagées par le rapport, celle déjà bien balisée de l’emploi associatif ou celle plus embryonnaire de l’utilité sociale. Les deux voies ici considérées – macro et micro – ne sont équivalentes ni en ce qui concerne le lien des associations à l’économie sociale ni au regard de la question du réductionnisme.

Selon l’approche macro-économique recommandée, passant par la constitution d’un compte satellite des ISBL, le périmètre de l’économie sociale devient celui « de la plus grande partie des associations employeurs auxquelles s’ajoutent les fondations, les syndicats de salariés, les comités d’entreprise, les organisations paritaires, les partis politiques, les Eglises et les congrégations » (p. 55). Ce périmètre est établi à partir du Manuel de l’ONU qui propose une définition d’une institution sans but lucratif qui notamment la fait reposer sur les deux critères d’autonomie de gestion et d’adhésion volontaire. Par rapport à l’économie sociale au sens retenu par la statistique nationale aujourd’hui, il y a une réduction de l’économie sociale car ni les mutuelles ni les coopératives ne sont comptabilisées dans les ISBL mais rangées dans d’autres secteurs institutionnels de la comptabilité nationale, les Sociétés financières et les Sociétés non financières principalement. D’autre part, ce périmètre fait une concession au réductionnisme en ne comptabilisant pas les associations sans salariés dont le bénévolat est alors passé par pertes et profits. En dépit de ces deux limites, la voie macro-économique du compte satellite ISBL est prometteuse car elle apportera une plus value de connaissance non négligeable en permettant d’aborder la production, la valeur ajoutée et l’investissement qui jusqu’ici sont laissés de côté dans les études sur l’économie sociale. Mais cette plus value de connaissance ne saurait être obtenue au prix d’un économicisme. Aussi, et c’est essentiel, que cette voie macro-économique se trouve couplée à la voie micro-économique dont l’analyse du bénévolat nous paraît devoir, à la lecture du rapport, être le point d’entrée.

Alors que la réalisation d’un compte satellite ISBL ne fut pas une priorité de la Conférence de la vie associative (p. viii), la création d’un dispositif pérenne d’observation du bénévolat fut une demande forte de cette même Conférence de mai 2009 (p. 31), car le bénévolat cristallise la « plus value associative ». Son analyse micro-économique revêt donc un enjeu tout à fait essentiel avec un risque évident, celui de la réduction économiciste contre laquelle le rapport rappelle sa mise en garde : « Mesurer sa dimension économique n’épuise évidemment pas l’observation du bénévolat qui vaut surtout par sa dimension relationnelle et symbolique, voire subversive de l’analyse économique dominante » (p. 31). L’évitement du risque de la réduction économiciste suppose donc que l’analyse micro-économique du bénévolat remette en cause l’analyse dominante car « aucun ‘homo economicus’ ne travaille gratuitement : dans l’analyse économique néo-classique standard, le travail est désutile et doit être compensé par une rémunération » (note 68, p. 31). L’approche micro-économique des associations par la fenêtre du bénévolat exige une nouvelle micro-économie qui fasse place « à l’altruisme et au sens de l’intérêt général ou collectif ». Il y a sur ce point une confusion à lever entre l’intérêt privé, la recherche du gain et l’économie. En effet, l’économie de l’intérêt, celle de l’homo economicus, est une forme sociale et symbolique particulière de l’économie, l’économie du don en est une autre. L’opposition ici n’est pas entre l’économique, d’un côté, et le relationnel et le symbolique, de l’autre, mais entre deux formes symboliques de l’économie. Ce chantier d’une nouvelle micro-économie esquisse également un nouveau contour pour le périmètre de l’économie sociale à laquelle nous ajouterons l’adjectif de solidaire. En effet, cette nouvelle micro-économie qui laissera place à l’altruisme et au sens de l’intérêt général ou collectif inclura a priori les mutuelles et les coopératives et s’élargira aux économies de l’insertion par l’activité économique ou du commerce équitable qui, jusque là, sont restées en dehors de la définition statistique de l’économie sociale. Si des travaux pionniers existent déjà dans le sens d’une micro-économie sociale et solidaire, le chantier qu’elle représente est immense. Il doit être selon nous conduit en connexion avec le chantier macro-économique du compte satellite ISBL au sein d’un programme pluridisciplinaire de recherches sur l’économie sociale et solidaire dont ce ne serait pas le moindre des fruits du rapport du Cnis « connaissance des associations » que d’avoir contribué à son émergence et à son élaboration.