Plaidoyer en faveur d'un pluralisme économique

En cette période de vœux pour 2012, proclamée année des coopératives par l’Organisation des Nations Unies, nous souhaitons vivement que s’y réalise le projet scientifique du pluralisme économique, tel que viennent de le proposer trois collègues de l’Euricse (European Research Institute on Cooperative and Social Entreprises) dans un article qu’il nous semble essentiel de faire connaître tout en le discutant à la marge.

Alors que la crise financière, économique et sociale, à laquelle on prête aujourd’hui la forme d’un w, amène certains à se tourner vers les organisations de l’économie sociale et solidaire comme une autre voie, alternative, celle-ci pour se développer nécessite de s’appuyer sur une pensée solide, un socle théorique. Ce dernier fait pourtant aujourd’hui défaut commencent par constater nos trois auteurs, Carlo Borzaga, Sara Depredi et Ermanno Tortia pour, ensuite, et c’est l’essentiel, proposer à la communauté scientifique des pistes pour y remédier. Partageant ce constat, la chaire d’économie sociale et solidaire de l’université de Paris Est Marne-la-Vallée souhaite également contribuer à la construction d’une nouvelle discipline scientifique à même de relever cet immense défi. Elle a trouvé dans ses pistes un allié de poids.

Si la crise du capitalisme que nous traversons tend à faire redécouvrir l’économie sociale et solidaire, ses organisations existent depuis bien longtemps et elles représentent un poids économique non négligeable que l’on chiffre aujourd’hui à 10% de l’emploi salarié en France. D’où vient alors cette sorte d’inexistence théorique qui la frappe, en obère son développement et sa reconnaissance ? C’est le premier mérite de nos trois auteurs que de commencer par apporter des éclairages sur ce point.

Le premier est d’ailleurs assez couramment avancé. Enoncé entre autre par J. Stiglitz (2009) (http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1467-8292.2009.00389.x/pdf), il consiste à pointer la pensée orthodoxe dominante en économie qui s’appuie sur deux piliers, l’intérêt privé et le marché autorégulateur, pour concevoir le meilleur des mondes. Dans ce paradigme, pas de place donc pour l’économie sociale et solidaire. Le second, qui renvoie aux travaux du côté des organisations de l’économie sociale et solidaire, est plus original en soulignant leur double limite : soit ces travaux sont trop théoriques et idéologiques, appuyés sur des valeurs générales, soit émiettés lorsqu’ils sont empiriques, consacrés à tel ou tel cas particulier sans montée en généralité. Afin de sortir de cette impasse théorique où les organisations de l’économie sociale et solidaire sont soit des objets non identifiés par la théorie dominante, aussi bien néoclassique que néo-institutionnaliste, soit mal construits par les travaux qui s’y intéressent faute de base théorique unifiée, nos auteurs soutiennent qu’une « inversion de logique » est nécessaire en vue d’ouvrir sur un nouveau « projet scientifique ».

Selon ce dernier, « au lieu d’interpréter ces formes organisationnelles et entrepreneuriales, et leur rôle économique et social au moyen de modèles développés dans d’autres buts (…), il convient de donner la priorité à des modèles et à des théories en accord avec les principes et les valeurs qui déterminent depuis longtemps les activités de ces entreprises ». Le deuxième grand mérite de l’article est alors de proposer des premières pistes théoriques pour prendre le virage de cette « inversion de logique ». Elles sont au nombre de deux : celle de l’économie comportementale et celle de la théorie évolutionniste. En quoi ces deux pistes théoriques peuvent-elles permettre de construire des modèles adéquats pour rendre compte de manière positive de l’économie sociale et solidaire, débouchant au final sur une autre conception de l’efficacité économique ?

Contre l’homo oeconomicus et son règne absolu de l’intérêt personnel et matériel, l’économie comportementale a modélisé d’autres formes de comportements permettant de rendre compte d’une gamme beaucoup plus riche de situations. En introduisant l’altruisme, l’inclinaison à la réciprocité ou encore des motivations dites intrinsèques qui se distinguent de la motivation monétaire (dite extrinsèque), l’économie comportementale a développé de nombreux modèles qui ont pu réconcilier la théorie avec les faits dans le cadre d’expériences conduites par les économistes. Ainsi, dans l’exemple célèbre du jeu du dictateur où une personne a le choix de partager ou non avec un autre individu une somme monétaire qu’elle a reçue, les expériences montrent que les personnes placées dans cette situation de jeu décident en moyenne de donner 30% de la somme reçue, invalidant l’hypothèse de l’homo oeconomicus et confortant celle de l’altruisme. Ces nombreux modèles doivent être aujourd’hui explorés et développés afin d’apporter une base théorique solide aux organisations de l’économie sociale et solidaire car ils reposent sur des hypothèses plus conformes à leurs réalités. Ce projet, précisent nos trois auteurs, ne doit cependant pas consister à substituer les préférences dites sociales (l’altruisme, etc.) aux préférences égoïstes de l’homo oeconomicus, mais il convient, au contraire, de les articuler au sein d’un continuum. Et ceci en raison même des expériences menées par cette nouvelle économie comportementale qui montrent que les comportements varient en fonction des règles et des dispositifs, en fonction de leur contexte institutionnel. D’où l’intérêt de mobiliser la seconde piste, celle de la théorie évolutionniste.

De son côté, la théorie évolutionniste n’aborde plus l’entreprise en termes de maximisation du profit (approche néoclassique) ou de minimisation des coûts de transaction (approche néo-institutionnaliste), mais en termes d’émergence de pratiques organisationnelles et d’évolution des institutions au sein de systèmes ouverts, c’est-à-dire changeants tout en ayant leur propre cohérence. Ce changement de perspective provoque un élargissement des conceptions de l’entreprise en tant que système ouvert dont les membres pourront construire le surplus qu’ils en attendent de manière différente sous la contrainte toutefois de sa viabilité. Pour certains systèmes, la minimisation des coûts ne sera plus nécessaire, voire même compatible avec des formes plus inclusives de leur excédent social. Cette approche de l’entreprise et de ses formes viables contribue ainsi à réviser la notion d’efficacité économique qui ne se réduit plus à la seule maximisation du profit. Cette approche est, en effet, aussi une théorie de l’évolution des institutions au cours de laquelle les formes sociales de l’efficacité apparaissent diverses selon le jeu des acteurs et des rapports sociaux. Alors que l’approche dominante tend à interpréter comme un ovni l’organisation de l’économie sociale et solidaire, les formes de celle-ci sont au contraire à même de trouver une positivité dans le cadre de l’approche évolutionniste. Enfin, il y a un lien à développer entre l’économie comportementale et la théorie évolutionniste afin de mieux comprendre comment les comportements dépendent des contextes institutionnels dans lesquels ils se forgent et comment les institutions évoluent en fonction des crises et des instabilités endogènes et/ou exogènes provoquées par des résultats non viables, qui ne sont plus ceux que les individus attendaient au vue de leur croyance. Il n’y a là nul problème de circularité logique mais une causalité dynamique et historique.

Ainsi présentées et associées, ces deux pistes outillent bien « l’inversion logique » recherchée et débouchent sur un projet scientifique véritablement fondateur dont l’adresse d’ailleurs ne se limite pas aux seuls économistes, mais concerne toutes les sciences sociales. A ce projet, nous voulons pour finir apporter sinon une correction tout au moins un ajout qui nous paraît essentiel dans l’optique d’un commencement de sa réalisation dès 2012.

Cet ajout concerne une dimension oubliée par nos trois auteurs de la théorie dominante en économie, basée sur l’intérêt personnel et le marché autorégulateur. En effet, cette dernière n’est pas qu’une théorie positive expliquant les faits. Elle est aussi, voire même d’abord, une théorie normative imaginant le meilleur des mondes. Cette dimension est d’ailleurs dans leur article moins oubliée que refoulée dont on peut apercevoir à certains endroits le retour. Tel est le cas lorsque les auteurs en appellent à une définition d’un concept plus large d’entreprise dont « les mécanismes (de contrôle) doivent être pensés pour le bien-être des parties prenantes alors que les objectifs économiques et financiers ne sont que des outils permettant d’atteindre ces buts » (souligné par nous). Le devoir être de la théorie normative et de l’Ethique fait ici son retour.

Dans un ouvrage récent, L’empire de la valeur, visant aussi à « refonder l’économie » sur une base plurielle, André Orléan pointe également cette double nature de la théorie économique de la valeur, normative et positive. Même si, finalement, ses propositions tirent davantage du côté positif d’une nouvelle explication et interprétation des faits. Pourtant, la réalisation même du projet scientifique d’un pluralisme économique suppose de lui adjoindre un volet normatif. C’est aussi de ce volet que la théorie dominante tire sa force. Les théories en sciences sociales ont nécessairement, en raison de la nature de l’objet qu’elles construisent, une dimension normative puisque les humains y seront dotés de valeur. Plutôt que d’en faire seulement une donnée, les sciences sociales argumentent aussi sur les valeurs comme telles en exerçant un rôle performatif, faisant passer certaines valeurs, démontrées comme meilleures que d’autres, dans les comportements et les réalités sociales. Nous souhaitons donc aussi que la théorie normative du pluralisme économique avance en 2012, espérant y contribuer dans le sillage de nos travaux commencés sur l’altruité (H. Defalvard, 2011 (http://www.univ-mlv.fr/chaire-economie-sociale-solidaire/recherches/documents-de-travail/).

 Hervé Defalvard

 

 * Cet article a d’abord été une communication à la conférence du comité de recherche de l’Alliance coopérative internationale en septembre 2010, avant d’être publié en anglais dans le Journal of Co-opérative Studies (avril 2011) puis en français dans la revue Recma (juillet 2011) :